Dans le Traité de la peinture – oeuvre composée par Francesco Melzi autour de 1550 à partir de quelques mansucrits de Leonard de Vinci aujourd’hui perdus (Codex Urbinas Latinus 1270) – apparaît une figure tout à fait semblable à la figure cusaine P. Celle-ci établie selon les préceptes de Léonard, devrait aider le peintre à mélanger savamment les ombres et les lumières, permettant de réunir l’“estompe” et le “relief ”. Piratais lucis e piramis tenebrae, se recoupant réciproquement, sont ici fonctions de la traduction des qualités ontologiques qui se trouvent dans la réalité et qu’il s’agit de reproduire avec les délicates transitions tonales qui vont d’un maximum de lumière (le “lume universale” d’un paysage en plein air) aux ténèbres de l’ignorance et de l’indistinction (l’intérieur le plus caché de la chambre obscure, entre lesquels les lumières s’opposent jusqu’à disparaître). L’idéal de tout portrait, écrit Léonard, est atteint à l’aide de la théorie du “droit contraire”, au moyen de laquelle naissent sur la toile les “ombres douces et estompées”– véritable coincidentia oppositorum entre lumière et ténèbres au plan de la science picturale: les traits d’un visage, situé au seuil d’une habitation non illuminée par la lumière intérieure, interceptent les “pointes pyramidales” de l’atmosphère diurne permettant ainsi à ce dernier de se “démarquer”, de manière harmonieuse et bien proportionnée, dans l’enceinte obscure d’une chambre fermée à laquelle la figure à peindre tourne le dos (voir à ce propos le Ritratto di musico de la Pinacothèque Ambrosienne de Milan, de 1485). Léonard écrit ensuite, faisant écho à l’admiranda in invicem progressio divina du Cusain : “Le clair et l’obscur, c’est-à-dire, la lumière et les ombres, ont un milieu, que l’on peut dire ni clair ni obscur, mais participant également de ce clair et obscur ; et il est quelque fois également distant du clair et de l’obscur, et quelque fois plus proche de l’un que de l’autre” (Trat. pit., cap. 660). L’analogie structurelle du schéma géométrique de Leonard avec la figure P, bien qu’appliqué à un champ différent de celui strictement philosophique propre au Cusain (chez Léonard, il s’agit avant tout du dessin et de la peinture), ne doit pas faire oublier que pour Léonard la peinture est une “vraie science philosophique” : la philosophie, en effet, de manière analogue à la peinture, “traite du mouvement croissant ou diminuant” des grandeurs (ce qui, me semble-t-il, a un rapport précis avec l’oeuvre du Cusain comme le De coniecturis). D’autre part, la figure P, toujours dans le De coniecturis, est aussi appliquée par le Cusain aux différents degrès de vision – thème qui rencontre celui de la science picturale et de la “perspective linéaire”. Ces suggestions m’ont conduit à m’interroger sur l’influence possible de l’oeuvre du Cusain sur les écrits et sur la pratique artistique de Léonard recherche historico-philologique qui ne peut être traitée ici que brièvement : pour une analyse plus complète je renvoie à mon étude Dentro l’immagine. Natura arte e prospettiva in Leonardo da Vinci. Ici, dans cette note, il est fondamental de faire au moins mention de la circulation des Opera omnia de Nicolas en Lombardie, en mettant l’accent sur l’édition de Cortemaggiore (1502) dédicacée par le co-éditeur Rolando Pallavicino à l’archevêque de Rouen Georges d’Amboise, lieutenant du roi de France et légat apostolique en Lombardie à partir de 1501 (il s’agit de manière très significative de l’oncle de Charles D’Amboise, ami et protecteur de Leonard à l’époque de son second séjour milanais) ; puis chercher à localiser une figure de premier plan philosophique qui, éventuellement, ait pu faire la transition entre l’oeuvre philosophique cusaine et Léonard – , et, peut-être, l’unique érudit de l’époque en mesure de jouer ce rôle médiateur a été frère Luca Pacioli, philosophe et mathématicien dont l’amitié et la collaboration avec Léonard est diversement attestée depuis l’époque du premier séjour milanais de l’“homme sans lettres”(1481-1499).

Léonard, ou le peintre au miroir

CUOZZO, Gianluca
2017-01-01

Abstract

Dans le Traité de la peinture – oeuvre composée par Francesco Melzi autour de 1550 à partir de quelques mansucrits de Leonard de Vinci aujourd’hui perdus (Codex Urbinas Latinus 1270) – apparaît une figure tout à fait semblable à la figure cusaine P. Celle-ci établie selon les préceptes de Léonard, devrait aider le peintre à mélanger savamment les ombres et les lumières, permettant de réunir l’“estompe” et le “relief ”. Piratais lucis e piramis tenebrae, se recoupant réciproquement, sont ici fonctions de la traduction des qualités ontologiques qui se trouvent dans la réalité et qu’il s’agit de reproduire avec les délicates transitions tonales qui vont d’un maximum de lumière (le “lume universale” d’un paysage en plein air) aux ténèbres de l’ignorance et de l’indistinction (l’intérieur le plus caché de la chambre obscure, entre lesquels les lumières s’opposent jusqu’à disparaître). L’idéal de tout portrait, écrit Léonard, est atteint à l’aide de la théorie du “droit contraire”, au moyen de laquelle naissent sur la toile les “ombres douces et estompées”– véritable coincidentia oppositorum entre lumière et ténèbres au plan de la science picturale: les traits d’un visage, situé au seuil d’une habitation non illuminée par la lumière intérieure, interceptent les “pointes pyramidales” de l’atmosphère diurne permettant ainsi à ce dernier de se “démarquer”, de manière harmonieuse et bien proportionnée, dans l’enceinte obscure d’une chambre fermée à laquelle la figure à peindre tourne le dos (voir à ce propos le Ritratto di musico de la Pinacothèque Ambrosienne de Milan, de 1485). Léonard écrit ensuite, faisant écho à l’admiranda in invicem progressio divina du Cusain : “Le clair et l’obscur, c’est-à-dire, la lumière et les ombres, ont un milieu, que l’on peut dire ni clair ni obscur, mais participant également de ce clair et obscur ; et il est quelque fois également distant du clair et de l’obscur, et quelque fois plus proche de l’un que de l’autre” (Trat. pit., cap. 660). L’analogie structurelle du schéma géométrique de Leonard avec la figure P, bien qu’appliqué à un champ différent de celui strictement philosophique propre au Cusain (chez Léonard, il s’agit avant tout du dessin et de la peinture), ne doit pas faire oublier que pour Léonard la peinture est une “vraie science philosophique” : la philosophie, en effet, de manière analogue à la peinture, “traite du mouvement croissant ou diminuant” des grandeurs (ce qui, me semble-t-il, a un rapport précis avec l’oeuvre du Cusain comme le De coniecturis). D’autre part, la figure P, toujours dans le De coniecturis, est aussi appliquée par le Cusain aux différents degrès de vision – thème qui rencontre celui de la science picturale et de la “perspective linéaire”. Ces suggestions m’ont conduit à m’interroger sur l’influence possible de l’oeuvre du Cusain sur les écrits et sur la pratique artistique de Léonard recherche historico-philologique qui ne peut être traitée ici que brièvement : pour une analyse plus complète je renvoie à mon étude Dentro l’immagine. Natura arte e prospettiva in Leonardo da Vinci. Ici, dans cette note, il est fondamental de faire au moins mention de la circulation des Opera omnia de Nicolas en Lombardie, en mettant l’accent sur l’édition de Cortemaggiore (1502) dédicacée par le co-éditeur Rolando Pallavicino à l’archevêque de Rouen Georges d’Amboise, lieutenant du roi de France et légat apostolique en Lombardie à partir de 1501 (il s’agit de manière très significative de l’oncle de Charles D’Amboise, ami et protecteur de Leonard à l’époque de son second séjour milanais) ; puis chercher à localiser une figure de premier plan philosophique qui, éventuellement, ait pu faire la transition entre l’oeuvre philosophique cusaine et Léonard – , et, peut-être, l’unique érudit de l’époque en mesure de jouer ce rôle médiateur a été frère Luca Pacioli, philosophe et mathématicien dont l’amitié et la collaboration avec Léonard est diversement attestée depuis l’époque du premier séjour milanais de l’“homme sans lettres”(1481-1499).
2017
Infini et altérité dans l’OEuvre de nicolas de cues (1401-1464)
Peeters
PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX
TOME LXIV
81
96
978-90-429-3278-4
Ritratto, immagine, specchio, soggettività, teologia, utopia, espressione
Gianluca Cuozzo
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